, S'ensuit la réaction surprise du lièvre, marquée par les enjambements et par les tournures exclamatives : « Oh ! dit-il, j'en fais faire autant

, Qu'on m'en fait faire ! Ma présence Effraie aussi les gens

, On notera le contraste entre la faible intensité de ce bruit dit « léger » et la fuite précipitée du lièvre, qui le considère comme un « signal », c'est-à-dire comme l'avertissement d'un danger réel

, Au contraire, une ressemblance inattendue émerge de ce tableau, suivant une structure toute en parallélismes et en emboîtements. Selon Olivier Leplatre, cette symétrie serait suggérée non seulement par la consonance qui se dessine en chiasme entre le début du nom « lièvre » et la fin du nom « grenouille » mais aussi par une morphologie commune, dans la mesure où ces animaux ont en commun « l'élasticité musculaire de leurs longues cuisses, La distribution de l'espace scénique est ici remarquable : dans cette petite comédie

, est la topographie de la scène qui importe ici, et le fait que tout se passe « au bord », à la limite, sans qu'aucun contact autre que sonore ait jamais lieu. Le passage à la limite et le non-événement qui vient pourtant perturber la situation confère au discours triomphant du lièvre une tonalité ironique : après l'interjection naïve du vers 26, qui vient interrompre la méditation mélancolique des vers précédents, le lièvre, mettant « l'alarme au camp », se voit maintenant comme un « foudre de guerre », puisque des 33 En 1668 est également publiée chez Claude Barbin une adaptation anonyme de La Batrachomyomachie, Un héros malgré lui Plus encore que la morphologie de ces animaux « sauteurs

C. Sticker-métral, . Prudence, . Jugement, ». Des-fables, and C. Dans, Rappelons ces vers de la fable qui ouvre le livre V, « Le Bûcheron et Mercure » : « J'oppose quelquefois, par une double image,/ Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,/ les Agneaux aux Loups ravissants,/ La Mouche à la Fourmi, faisant de cet ouvrage/ Une ample Comédie à cent actes divers, p.192

O. Leplatre, Écrire avec les pattes : les lignes d'erres du lièvre », dans Ch. Noille (dir.), op. cit, p.240

, Héros conquérant dont la gloire est aussi dépourvue de cause que l'était sa peur, le lièvre semble « guéri » non par l'injonction contradictoire disant « n'aie pas peur » mais par la surprise dont la gaieté de la poésie lafontainienne rend compte

L. , étang et les grenouilles qui y plongent offrent un miroir déformant ou réformant à notre lièvre surpris de se voir ainsi. L'enjambement qui relie les vers 26 et 27 dit l'étonnement immédiat que provoque un tel retournement de perspective : « Oh ! dit-il

. Qu'on-m'en-fait-faire-!-», Cependant ce bégaiement prête à sourire, et la conjonction de coordination « donc », au vers 31, introduit discrètement un coefficient d'ironie ou plutôt d'auto-ironie salutaire : le « donc » signale la disproportion qui existe entre l'inférence opérée et l'événement raconté, disproportion qui rend la question « Et d'où me vient cette vaillance ? » (v. 29) si juste

«. Il-n'est, Le poète intègre sans solution de continuité la moralité de son apologue au discours du lièvre, surpris de constater qu'il n'est pas le seul à avoir peur. Le pouvoir thérapeutique de cette apparition fortuite -qui est aussi le pouvoir thérapeutique de la fable -consiste non pas à prescrire, mais à regarder autrement ou de loin. Alors que les versions antiques et médiévales de la fable insistaient tantôt sur l'idée que l'on trouve plus malheureux que soi, tantôt sur le fait qu'il est vain de fuir sa patrie dans l'espoir de trouver mieux ailleurs, la moralité, chez La Fontaine, joue plutôt de l'effet de décentrement et de mise à distance de nos propres affects. Ce faisant, La Fontaine substitue aux notions d'ennui, d'inquiétude et de mélancolie la notion de « poltronnerie » qui, pp.32-33

, Comme souvent chez La Fontaine, la moralité n'est pas détachée du « corps » de la fable, elle n'opère pas de rupture avec le récit mais met en lumière cet « art de la transition

L. Spitzer-37, Le récit de ce non-événement que constitue le saut des grenouilles devient l'occasion d'une réflexion présentant dans sa forme tous les aspects de la maxime : l

. La-«-dédicace-À-monseigneur-le-dauphin, qui inaugure le recueil de 1668, s'ouvre sur une parodie des premiers vers de l'Énéide de Virgile : « Je chante les héros dont Ésope est le père,/ Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,/ Contient des vérités qui servent de leçons, p.3

L. Spitzer, É. De-style, «. Chez-la-fontaine, ;. Paris, . Gallimard et al., il ajoutait que le divertissement -notamment celui que procurent les histoires plaisantes -était sans doute la meilleure des précautions à prendre pour lutter contre un excès d'humeur noire : [?] parfois il les faut tancer de leurs folles imaginations, leur reprocher et faire honte de leur couardise, les assurer le plus qu'on pourra, louer leurs actions : et s'ils ont autrefois fait quelque chose digne de louange, leur remettre souvent en mémoire, les entretenir de plaisants contes : on ne doit point leur proposer aucun sujet de crainte, ni leur apporter des fâcheuses nouvelles, 1970.

, Les anciens recommandent entre autres choses à toutes maladies mélancoliques, soit chaudes, soit froides, la musique 40

, En un mot, on ne sortirait pas de la « rêverie ». Cela ne signifie pas que la fable décrirait un échec mais, bien au contraire, que les représentations auxquelles la peur donne tant de poids ne se peuvent guérir que par d'autres représentations. La fable lafontainienne serait alors à placer au compte de la liste de ces « cas » de guérison, avérés ou légendaires, qui fleurirent à la Renaissance et au siècle classique et qui laissent entendre que seul le mal peut traiter le mal. Plutôt que de tâcher de convaincre le mélancolique du caractère déraisonnable de sa peur, recourir à l'imagination pour lutter contre une imagination trop forte ou trop folle : ainsi, les subterfuges fournis par la mise en scène théâtrale de son propre mal furent longtemps considérés, Le mélancolique doit être tantôt confronté à la réalité de son angoisse et de ses imaginations délirantes, tantôt diverti par des récits plaisants qui poussent au contraire à l'extrémité les plus folles imaginations. Ce va-et-vient complexe entre théorie et pratique, discours médical et discours poétique invite à formuler une dernière hypothèse, p.56

P. De-la-mélancolie, L. Dandrey, and . Tréteaux-de-saturne, L'auteur recense plusieurs « stratégies thérapeutiques » qui jouent de la folie pour mieux la guérir. Il rapporte la présentation d'un cas, par le médecin Nicolas de la Framboisière, d'un fou qui croyait avoir ingéré des grenouilles : « Il faut observer les fantaisies du mélancolique, et se servir d'aucunes, pour tendre à la guérison : comme s'il s'imagine d'avoir force grenouilles au ventre, on lui doit accorder et promettre qu'on les chassera aisément dehors, moyenne qu'il y veuille donner son consentement. Et après l'avoir purgé, faire mettre secrètement des grenouilles vives dans ses selles, pour lui montrer quand et quand. Par ce moyen-là l'on le guérira plus facilement, ayant ôté sa fausse opinion. » (N. A. de la Framboisière, Les Lois de la médecine pour procéder méthodiquement à la guérison des maladies, 1613, dans OEuvres, J. Cottereau, vol.7, p.1631

P. Dandrey, Quel meilleur moyen de panser les âmes que de se prêter au jeu de la fable ? Et cependant quel meilleur moyen que la fable pour rendre compte des curieux mécanismes thérapeutiques de l'imagination ? Juliette Morice Le Mans Université, rend la question des « interférences » entre fiction et réalité particulièrement indécidable et, pour cette raison

. L'amour-médecin-de-molière, une excellente explication de ce type de ruse thérapeutique : avant de faire « agir d'autres remèdes » il convient de « flatter l'imagination des malades » afin de porter le mal à son paroxysme et espérer ainsi l'en tirer. [FIG. 1] Marcus Gheeraerts, The Hares and the Frogs, dans Edvard de Dene's De warachtigen fabulen, 1567.

B. Isaac-de, Fables d'Ésope en quatrains dont il y en a quelques parties au labyrinthe de Versailles, chez Sébastien Mabre-Cramoisy, 1678, « Le Lièvre et les Grenouilles », fable CLX, p.161

J. Ogilby, The Fables of Aesop paraphras'd in Verse, p.49, 1668.

G. De, F. Chauveau, L. Dans, and . Fontaine, Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine, p.77

J. Gravure-de, J. Baquoy, . Oudry, L. Dans, and . Fontaine, Fables choisies, vol.36, p.72

, Dessin de Gustave Doré, gravure sur bois d'Adolphe Pannemaker et Albert Doms, p.88, 1867.

«. Le, ». , D. De, and G. Doré, , p.107, 1868.

. «-le-lièvre, ». Les-grenouilles, J. Gravure-de, and . Granville, , p.74, 1838.

M. Chagall, Le lièvre et les grenouilles », eau forte sur vélin, pour Les Fables de La Fontaine, 1952.